Poésie
Paysages de la petite enfance, suivi de Bachir
On ne parle pas de la poésie, on en fait, on la vit. Le poète n’est pas un être qui aligne des vers, des mots, un être qui fait de la musique sur la page blanche. Le poète, le vrai poète, c’est quelqu’un d’autre. Le vrai poète, c’est parfois quelqu’un qui n’écrit pas, c’est un être qui exprime à tout moment sa personne, son envie de vivre totalement.
Vivre la poésie, c’est d’abord ne pas avoir l’oeil tendu vers l’extérieur, vers les actes des autres. Vivre et créer, c’est aller au fond de soi, au plus profond de la solitude et de la peur; écrire, c’est éliminer le bruit que fait le monde pour écouter son bruit.
Il est difficile, dangereux de pénétrer au fond de soi : il faut sans cesse faire face. Faire de la poésie, c’est ça. C’est assassiner tout le superflu qui étouffe, qui empêche de voir clair. La poésie est une entreprise de clarification, la poésie nettoie, la poésie rend propre.
Le vrai poète n’est jamais silencieux, il n’arrête pas de se traiter de coquin. “Coquin, sale coquin, ouvre les yeux, tue la vermine qui te ronge. Vis. Le vrai poète, cet exigeant au coeur sensible, cet éternel apprenti de la solitude.
Bien entendu, autour, il y a le monde. Et le monde est insatiable, il ne laisse pas en paix, il fonce, serres ouvertes, sur le poète, il fait tout pour briser sa retraite. Mais le monde est pauvre, il agit en surface, il s’agite en surface. Chez le poète, la tourmente est intérieure, elle est profonde, interminable, collée aux tripes : quand il peut affronter —mais, coquin, sale coquin, ouvre les yeux, élimine !— la force de ses tempêtes, le poète se rit des coups de vent qui agitent la terre.
C’est pour cela que le vrai poète peut converser avec une rose pendant qu’on le traite de bon à rien.
extrait de Paysages de la petite enfance, Éditions Cyclope-Dem, 1985.
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Amarenta
au fond de toi
ma solitude
et la mer ses vagues folles
et ses bravades
mon chant de givre
à perte de regard
l’horizon et ses franges
Amarenta
au fond de moi
la violence
oh crépuscules Amarenta
entre chien et loup l’amour
les pays vierges de l’enfance
Amarenta Amarenta
au fond de nous
le sang
extrait de Bachir, in Paysages de la petite enfance, Éditions Cyclope-Dem, 1985.
Ophélie orange
siffles-tu solitaire sur le seuil de ses yeux
sache bien silencieux que le ciel est sagesse
oh toi toi ma folle ma zébrée toi ma marée oh
gravir graveleux la grève déjà aride du rêve
grimper en grondant l’horizon qui n’accepte plus le partage
qui exile la barque et les beaux mots
les faux semblants
oh oh toi ma louve ma pièce de cent sous
extrait de Ophélie orange, © Éditions Le Dé bleu, 1984.
À refouler la mer
entraperçue dans les vagues au soir
fuyante
sans plus compter les marches et les ombresla nuit se tait
la nuit bouche cousue
tes jambes se froissent et le tic-tac de tes talons
on a mis la main sous ta jupe pour régler le réveil
À refouler la mer, © Cyclope-Dem, 1980.
Tangente tangente
d’avoir parlé de lui-même ce soir seul
ON SIGNALE LE SOLEIL
pardonne à mon silence
mais tes yeux
sornettes mystères
pardonne à mon silence
tu es trop
trop trop BELLE
pardonne à mon silence
de t’avoir raconté son silence
mais DIS-MOI
quoi moi avoir murmuré
extrait de Tangente Tangente, Éditions Cyclope-Dem, 1978.
Le front cassé
et je m’étonne toujours
Incessamment
c’est ton image ou tes yeux
c’est ton mirage ou tes lèvres
tu berces tes phalanges
au rythme profond des marées
Incessamment
Et tu reviens toujours
écume fraîche innocente
ton oeil est vague verte
et ta main lame tremblante
J’aime
Le soleil descend l’escalier de la mer
extrait de Le front cassé, Éditions Cyclope-Dem, 1978.
Oiseaux de sang
Entends
et alors tu verras le soleil
quand le soir à l’ombre de la terre
il raconte ses voyages de jour et de chimères
Avec nous tu t’asseyais sous l’image d’un arbre
l’amour était cris de merles sous les platanes
et tu aimais les oiseaux
quand tu rêvais aux chants de guerre du solitaire montagnard
à la barbe foisonnante de chaleur et de crimes
Toi maître des domaines riverains
Petit enfant qu’on embrassait au front
tu as grandi
homme maintenant qui montre les dents
souviens-t’en des trottoirs où tu jouais à la marelle
quand le soleil poussière de craie brûlait ses dernières chandelles
Entends
et alors tu verras
les yeux de ton enfance qui parlaient avec tes yeux
quand simple tu souriais aux cheveux qui tournoyaient dans le ronde
La terre aussi raconte son enfance avec le cri des mouettes
les soirs d’orages et de craintes
devant nos âtres de complaintes
Mouettes rieuses pygmées et mélanocéphales
qui chantez pour un croûton de pain
venez —approchez donc sans crainte— offrir vos visages pérégrins
Et alors tu as vu
les mouettes sont venues confondues dans leurs palmes
et la terre a chanté un cantique tout en flammes
Et alors tu as vu
le soleil sur le terre a laissé son message
de couleurs et d’oiseaux criailleurs
Entends
au crépuscule parfois
j’harmonise mes enfances
extrait de Oiseaux de sang, Éditions Cyclope, 1976.
© Frank Andriat.